7
— Vous avez compris ce que vous devez faire ? demanda Bak, regardant d’abord Pachenouro, puis Kasaya.
Pachenouro glissa le passant de son fourreau en cuir dans sa ceinture et renoua la bande de lin.
— Je suivrai la compagnie du lieutenant Pouemrê sur le terrain de manœuvres. Je lierai conversation avec le sergent Minnakht en m’efforçant de gagner sa confiance. Avec de la chance, et si Amon me sourit, non seulement il me parlera avec franchise, mais il encouragera ses hommes à me confier ce qu’ils savent.
Bak fixa l’attache de son large bracelet de perles multicolores, tira le bas de son pagne pour l’ajuster sur ses hanches et s’assit sur l’estrade convertie en banc, où se trouvaient à présent sa paillasse pliée, ses sandales, le bouclier de Kasaya et un panier de pain frais qui embaumait toute la pièce. Pour le reste, l’ameublement se réduisait aux paillasses des Medjai, à deux tabourets pliants et à un panier de denrées non périssables. Un coffret contenant le nécessaire pour écrire et quelques rouleaux de papyrus était posé près du passage donnant dans la seconde pièce, totalement vide.
— Ta mission ? demanda encore Bak à Pachenouro.
— Découvrir ce que je pourrai sur le défunt et…
Le Medjai au corps massif glissa sa dague dans le fourreau dont il rectifia la position pour être plus à l’aise, puis il ramassa son bouclier et sa lance couchés au pied du mur.
— Usant de toute mon astuce, je dois apprendre le plus de détails possible concernant les autres officiers, sans que personne ne devine mon dessein. Surtout, je me concentrerai sur leurs relations avec Pouemrê. Comment collaboraient-ils ? Passaient-ils ensemble leurs moments de loisir ? Étaient-ils amis ou ennemis ?
— Voilà qui devrait occuper le plus clair de ta matinée, dit Bak avec un brusque sourire.
— Dis plutôt le plus clair de ma semaine ! rectifia Pachenouro en riant.
Bak reprit son sérieux et se tourna vers le plus jeune.
— Que dois-tu faire, Kasaya ?
Celui-ci, assis en tailleur sur sa paillasse, versait de l’huile dans sa paume pour l’étaler sur ses bras et son torse.
— J’enquêterai d’abord auprès des voisins du lieutenant Pouemrê, afin de découvrir ce qu’ils savaient de lui, quelles personnes et quels lieux il fréquentait. Parmi les noms ainsi obtenus, je n’interrogerai que les civils qui l’ont connu en dehors de la garnison.
— Bien sûr, puisque c’est moi qui me charge d’enquêter dans la caserne, lui rappela Pachenouro.
Kasaya fronça les sourcils, contrarié par cette interruption intempestive.
— Si je trouve le petit muet, je le ramènerai ici et le protégerai au prix de ma vie. Cela vaut aussi pour l’artisan ivre. Quant au balafré, une fois que j’aurai appris où il habite et où il travaille, je me garderai d’intervenir, afin qu’il croie nous avoir échappé.
— Et la femme enceinte ? s’enquit Pachenouro. Celle qui tenait la maison du défunt ?
Tout en chaussant ses sandales, Bak se remémora le dessin qu’il avait trouvé dans le lit de l’enfant. Il avait eu la conviction d’un complot, sur le coup, mais à la lumière d’un nouveau jour l’idée semblait ridicule. Pourquoi un habitant de Kemet aurait-il voulu occire Amon-Psaro ? C’était, certes, un roi puissant, mais il gouvernait un pays si lointain qu’il en semblait mythique.
Pourtant, un doute infime subsistait, irritant comme un minuscule grain de sable logé au coin de l’œil.
— Si elle nettoyait la maison pour Pouemrê et le gamin, elle lavait aussi les draps et faisait les lits. Je préfère lui parler personnellement.
— Un messager d’Amon-Psaro, en chemin vers Bouhen, s’est arrêté ici la nuit dernière, annonça Ouaser. Il est revenu au point du jour, porteur de la réponse du commandant Thouti ainsi que d’instructions me concernant.
— Le roi et sa suite seraient déjà à quelques heures de marche de Semneh ! Je ne veux pas le croire, répondit Bak, consterné, en s’effondrant sur le tabouret le plus proche.
— Ils y entreront avant la nuit et y resteront, dans l’attente du dieu Amon.
— L’état du jeune prince a sans doute empiré.
Ouaser faisait les cent pas dans la cour, s’éloignant puis revenant vers Bak. L’inquiétude assombrissait son visage et creusait de profonds sillons sur son front.
— Ce long voyage et la chaleur du désert à cette époque de l’année éprouveraient un homme robuste. Pour un enfant fragile et souffreteux…
Il secoua la tête.
— Je prie pour qu’Amon-Psaro comprenne que le dieu est parfois capricieux en matière de guérison.
« Je prie pour que les talents de Kenamon soient à la hauteur de sa tâche », pensa Bak, qui partageait la préoccupation du commandant.
— La barque sacrée a sûrement quitté Bouhen, à l’heure qu’il est, reprit Ouaser en arpentant à nouveau la cour.
Il évita de justesse un panier de pelotes de fil blanc, au pied d’un métier à tisser sur lequel était tendue une longueur de lin d’une remarquable finesse.
— La nef devrait atteindre le port d’Iken demain au crépuscule. Amon ne passera qu’une seule nuit ici, dans la demeure d’Hathor, avant de poursuivre directement jusqu’à Semneh.
— Il ne rendra pas visite aux dieux dans les autres garnisons du Ventre de Pierres, comme prévu à l’origine ? remarqua Bak. Eh bien, pour que le temps soit aussi compté, la vie du prince doit être sérieusement menacée !
— D’après le messager, l’enfant ne peut respirer dans l’air dispensateur de vie. On redoute que chaque jour qui passe soit le dernier.
Les deux officiers se regardèrent, oubliant quelques instants leur méfiance réciproque dans leur crainte d’événements dont ils étaient impuissants à changer le cours.
Ouaser, le premier, en revint aux questions d’ordre pratique, sur lesquelles il avait prise.
— Tous nos plans sont à revoir. La procession d’accueil sera maintenue, mais la présentation des offrandes, la distribution de mets et de boissons tout comme la fête seront écourtées. Il faut sans retard renforcer les sentinelles et multiplier les patrouilles sur les pistes du désert. Il faut…
Il continua à énumérer des mesures aussi nombreuses que variées, comprimant un travail qui nécessitait quatre jours dans un laps de temps deux fois plus court.
Les pensées de Bak s’égarèrent vers ses préoccupations personnelles, non moins pressantes. S’il voulait prendre place à la tête de ses hommes dans la garde d’honneur d’Amon-Psaro, il ne lui restait que deux jours pour arrêter le meurtrier. Une tâche impossible, à moins de retrouver le petit sourd-muet et l’ivrogne. Quant au dessin, il priait pour que l’enfant parvienne à l’expliquer, d’une manière ou d’une autre.
Une nouvelle idée lui vint. Et si, pour une raison inimaginable, Pouemrê s’était pris d’aversion pour Amon-Psaro ? Il aurait tracé ces esquisses dans l’espoir de nuire au roi kouchite par le biais d’un envoûtement. Si tel était le cas, sa tentative était couronnée de succès ; la santé du prince déclinait de jour en jour. « Mais si je me trompais ? se disait Bak. S’il se tramait une conspiration ? » Les doigts minuscules de la peur couraient le long de son dos. Amon-Psaro établirait bientôt son camp à Semneh, à seulement un jour de marche forcée d’Iken. Beaucoup trop près.
— Je dois poursuivre au plus vite la mission que m’a confiée le commandant Thouti, dit-il. Tes officiers sont-ils ici, comme promis ?
Ouaser se rembrunit. Le moment de complicité était oublié.
— Tu comprends, j’en suis sûr, tout ce qu’ils ont à faire dans les quelques heures qui viennent.
— Je ne les retiendrai pas longtemps.
Le capitaine d’infanterie Houy se penchait par-dessus une partie éboulée des remparts et contemplait les toits de la ville basse, Bak à ses côtés. Les deux hommes dominaient de très haut l’escarpement, sur le mur de soutènement qui se projetait depuis la face est de la forteresse. Dans un lointain passé, cet éperon répondait à un dessein. Mais, désormais, les armées de Kouch étaient depuis longtemps vaincues et la guerre se limitait à des escarmouches dans le désert. Une puissante ceinture de murailles était en place, et l’éperon inutile était tombé en ruine. Bak avait réclamé un coin tranquille pour ses entrevues avec les officiers, et n’aurait pu en imaginer un qui satisfasse mieux à ses exigences dans cette garnison ou dans toute autre.
— D’après les états de service de Pouemrê, il avait passé l’essentiel de son adolescence sur les terres de son père, près de Gebtou, expliqua Houy, qui cracha un noyau de datte du haut du parapet et en goba aussitôt une autre. Un scribe lui avait enseigné la lecture et l’écriture. Il avait appris la chasse et la pêche avec un serviteur, et s’était initié aux arts de la guerre auprès d’un vétéran, brave et respecté, que j’ai connu jadis. Grâce au régisseur, bien entendu, la gestion d’un domaine n’avait plus de secret pour lui.
L’officier, grand et mince, approchait de la cinquantaine. Ses yeux étaient d’un bleu saisissant, ses cheveux gris encore plus courts que ceux de Bak. Il s’exprimait d’un ton caustique, sans aller tout à fait jusqu’à railler l’éducation reçue par le défunt, mais sans cacher à Bak en quel mépris il tenait ceux qui réussissaient grâce aux privilèges de la naissance. L’impressionnante cicatrice sur son épaule droite interdisait de douter qu’il eût atteint sa position par son propre mérite. Seul Ouaser le précédait dans la hiérarchie de la garnison.
Une brise que le soleil n’avait pas encore réchauffée caressait leurs cheveux. Des hirondelles s’éloignaient en flèche pour revenir bientôt à leurs petits, qui pépiaient dans des nids invisibles, entre les briques usées par les intempéries. Le panorama grandiose révélait clairement l’importance stratégique de cette forteresse, et de son massif détaché, sur une île.
À l’horizon chargé de brume, le fleuve décrivait une courbe majestueuse à travers le désert, formant un cours large et relativement exempt d’obstacles. Avant cette courbe, les deux quais de pierre blanche d’Iken s’avançaient dans les flots pour abriter les nombreux navires qui croisaient dans les eaux périlleuses du Ventre de Pierres. La forteresse surplombait le port et, à peu de distance au nord, le point crucial où le fleuve se scindait, déchiré par les récifs et les îles en une multitude de rapides nimbés d’écume. Un canal calme et uni, contenu par de la rocaille, séparait la ville basse d’une longue île en forme de larme où ne poussaient que les arbres et les broussailles les plus tenaces. Plus loin, surgissant comme d’entre les rochers d’une seconde île, au relief plus aigu, un petit fort offrait encore un avantage stratégique essentiel sur une armée d’assaillants.
N’ayant pas le loisir de s’intéresser au paysage, Bak reporta son attention sur Houy. Il était entièrement d’accord avec le capitaine – un homme devait faire son chemin par son seul mérite –, néanmoins il garda ses réflexions pour lui-même.
— Tu viens de me décrire l’existence bucolique d’un jeune noble. Cela ne m’explique pas comment Pouemrê s’est rendu apte à servir dans le régiment d’Amon.
Houy lui lança un regard narquois.
— Le problème de l’armée, ces temps-ci, c’est l’ennui. L’ennui conduit à l’impatience. Vous, les jeunes, vous n’avez jamais eu à affronter une autre armée. Votre activité se résume à rester assis à longueur de journée dans la garnison, au point d’en avoir des cals aux fesses. Les seules manœuvres que vous connaissez visent à obtenir une promotion.
Bak eut une violente envie de l’obliger à ravaler ses paroles condescendantes, mais, en même temps, il lui était reconnaissant de lui avoir tendu cette perche.
— Proposes-tu que nous assassinions Amon-Psaro afin que les autres rois kouchites s’unissent et marchent contre nos armées ? Cela fournirait à nos officiers l’occasion idéale d’acquérir de l’expérience !
Houy laissa échapper un rire bref et saccadé.
— Tu plaisanterais moins si tu les avais eus en face de toi lors d’une bataille. L’homme qui m’a infligé cette blessure se battait seul contre quatre, pourtant son courage n’a pas failli. Ce sont de valeureux adversaires. Plus que valeureux : redoutables et dangereux.
Bak fut impressionné par cet hommage apparemment sincère.
— Il y a encore dix mois, j’étais officier dans le régiment d’Amon. Je connaissais bien mes compagnons. Le lieutenant Pouemrê n’était pas parmi eux.
— Tu es de l’infanterie ? s’enquit Houy avec intérêt.
— Non, je servais dans les chars.
— Hum !
Houy fixa de nouveau la ville basse d’un air renfrogné qui ne laissait rien transparaître de ses pensées.
— Ayant à peine atteint l’âge d’homme, Pouemrê fut envoyé par son père à Iounou, où il travailla comme scribe dans le grand temple du dieu Ptah. Plus tard, il partit pour Byblos où il servit de scribe en chef à notre ambassadeur. De retour à Kemet, il rejoignit le régiment de Ptah en tant qu’officier. Deux ans plus tard, peu après ton affectation à Bouhen, je suppose, il fut muté à Ouaset, dans le régiment d’Amon. Il n’y resta que trois mois avant de venir dans le sud.
— Un parcours mouvementé, semble-t-il ! commenta Bak d’une voix aussi acide que celle de son compagnon quelques instants plus tôt. Avait-il de naissance une humeur vagabonde ou était-il mû par un objectif précis ?
Houy sembla sur le point de répondre, mais il se ravisa et se contenta de hausser les épaules.
— Capitaine Houy ! dit Bak d’un ton lent et délibéré qui ne laissait aucune place au malentendu. Ce que tu ne m’apprendras pas de plein gré, je le lirai moi-même dans le dossier de Pouemrê, ou bien je le saurai d’une autre source. Mieux vaudrait que ce ne soit pas par son père, le directeur du Trésor, quand nous comparaîtrons tous devant le vice-roi pour manquement à nos devoirs – sinon pire.
Houy se détourna brusquement, le dos raide et les poings crispés. Il fit quelques pas le long du parapet, pour s’arrêter à l’endroit où une tourelle et massive avait croulé du mur. Une abeille voleta autour de sa tête sans qu’il la remarque. Une hirondelle revint en trissant pour protéger son nid tout proche, dont l’homme ignorait la présence. Deux sentinelles de faction sur les remparts du mur principal se rejoignirent au pied d’une tour. Elles marquèrent une pause, le temps d’observer les officiers sur l’éperon et, probablement, de commenter la mort de Pouemrê ainsi que la venue de l’émissaire qui s’entretenait si discrètement avec leur capitaine.
— Tu liras dans le rapport que Pouemrê était un scribe fort respecté et un bon officier : brave, versé dans les arts de la guerre, tacticien accompli. C’est également l’opinion que nous avions de lui à Iken.
Houy pivota, révélant une physionomie assombrie par une colère contenue.
— Peu d’hommes réunissaient autant de qualités, malheureusement, il le savait. Cela lui donnait une arrogance sans bornes. Il voulait la lune, le soleil et les étoiles. Et ce qu’il voulait, il l’avait, quel qu’en soit le prix pour ceux qui l’entouraient.
— Il se servait des gens ?
— Il nous piétinait.
— Que convoitait-il exactement ? Ta position ?
— La mienne. Celle du commandant Ouaser, répondit Houy en riant avec amertume. Sans doute aurait-il aussi considéré le commandant Thouti comme un obstacle, car il ne faisait pas mystère de son désir : occuper le poste de vice-roi.
Bak siffla d’étonnement.
— Peu d’hommes se fixent d’aussi hautes visées.
— Les soldats de sa compagnie croyaient qu’il marcherait un jour aux côtés des dieux. Mais les officiers, et j’étais du nombre, le tenaient pour un démon.
Bak s’adossa contre le parapet et scruta le capitaine. L’aversion que lui inspirait Pouemrê était flagrante. Il n’était pas fréquent de ressentir une telle répulsion sans raison.
— Quel tort t’a-t-il causé ?
— Je détestais son attitude, voilà tout, éluda l’officier d’un ton crispé.
Bak poussa un long soupir agacé.
— Pour ma part, je déteste qu’il ait arboré la boucle de ceinture du régiment d’Amon, que seuls méritaient ceux qui avaient aidé à reconstruire le régiment, et pas les morveux de son espèce. Pourtant, je ne le méprise pas avec la virulence que je sens en toi.
— Je ne l’ai pas tué !
— T’ai-je accusé ? Non, j’essaie simplement de découvrir qui a commis le meurtre.
Houy ramassa une motte d’argile et la lança contre le mur principal. Le projectile s’écrasa sur la surface blanchie à la chaux. La sentinelle qui passait sursauta et fit volte-face, cherchant l’origine de ce bruit soudain. Reconnaissant son supérieur, le soldat salua en redressant la pointe de sa lance et poursuivit sa ronde.
— La première escarmouche dirigée par Pouemrê l’opposa à une tribu du désert, dont les membres avaient volé du bétail dans des villages au bord du fleuve, expliqua Houy, se frottant les mains pour en déloger la terre. En lui confiant cette mission, je lui avais recommandé de tendre l’embuscade à l’endroit où ils s’y attendaient le moins, de les capturer et de les ramener vivants à Iken. Naturellement, il en savait plus que tout le monde, ironisa l’officier en secouant la tête avec écœurement. Il jugeait que prendre une armée en embuscade, ce n’était pas honorable, alors il marcha à travers le désert en soulevant un nuage de poussière visible depuis Semneh. Bien loin de surprendre les Kouchites, c’est lui qui tomba dans un guet-apens au milieu des dunes. Une bataille rangée s’ensuivit. Cinq de nos hommes y périrent, et deux fois plus chez l’ennemi, mal armé comme d’habitude. Si Pouemrê avait suivi mon conseil, nous n’aurions eu aucune perte à déplorer des deux côtés.
Bak s’étonna de la colère du capitaine à cause d’une erreur que, somme toute, n’importe quel jeune officier aurait pu commettre.
— Je suppose que l’affaire ne se borne pas à cela.
— Tu supposes bien.
Houy ramassa une autre motte de terre et la projeta, cette fois, à bonne distance de la sentinelle.
— Quand il fut réprimandé pour avoir perdu des vies sans nécessité et, pis encore, pour avoir mis en danger sa compagnie entière, il rejeta entièrement le blâme sur moi.
— Il ne s’en est tout de même pas tiré à si bon compte ?
— Non. Par bonheur, les dieux me furent propices. Je lui avais donné ces ordres devant des témoins, qui exposèrent la vérité au commandant Ouaser.
« Il y a là de quoi haïr un homme, pensa Bak. Mais est-ce une raison suffisante pour le tuer ? »
— Qu’arriva-t-il la nuit où le commandant vous convoqua ? La nuit où Pouemrê disparut ?
— Rien – la routine ordinaire. Mis à part la cause de cette réunion, évidemment, nuança Houy, qui sourit presque. Ce n’est pas si souvent qu’Amon nous honore de sa présence.
— Quand a commencé cette réunion, et combien de temps a-t-elle duré ?
— Nous sommes entrés chez le commandant peu après le crépuscule, tous les cinq. Je me rappelle avoir vu un serviteur allumer les torches dans la cour. Nous avons discuté pendant plus d’une heure des tâches que nous aurions à accomplir durant la visite du dieu et le voyage jusqu’à Semneh. Après être tombés d’accord sur nos attributions respectives, nous sommes repartis.
— Ouaser a-t-il coutume de tenir des réunions aussi tardives ?
— Seulement lorsqu’il le juge nécessaire, comme dans ce cas précis.
Bak n’avait pas souvenir que Thouti ait gardé ses officiers si avant dans la nuit.
— Y a-t-il eu un désaccord sur un sujet d’une quelconque importance ?
— Pouemrê n’était jamais d’accord dès qu’il n’apparaissait pas au premier plan, surtout lorsque d’éminents personnages étaient concernés.
— Comme en l’occurrence.
Houy lui lança un regard dédaigneux.
— Si tu comptes nous mettre la mort de Pouemrê sur le dos simplement parce que nous sommes les derniers à l’avoir vu, ta réputation de perspicacité sera aussi fugace que la brume du matin sur le fleuve.
— Je ne montre personne du doigt, je me borne à chercher des réponses, répliqua Bak en l’observant pensivement. Qui lui a ôté la vie, selon toi ?
— Nous sommes dans une ville remplie de gens qui viennent mener des transactions à bien et partent lorsqu’ils ont fini. Pouemrê n’a pas ménagé les susceptibilités lorsqu’il était chargé du contrôle. Il a pu tomber sur un de ceux-là dans une ruelle sombre. Ou, simplement, il a été tué par hasard, par un étranger qui a dû prendre la fuite avant de lui dérober ses bijoux.
« C’est plausible, mais cette théorie n’explique pas la fureur qui a mû le bras du meurtrier », songea Bak.
— Quand l’as-tu vu pour la dernière fois ?
— Nous sommes partis ensemble, tous les cinq, pour nous séparer devant la résidence, chacun allant son chemin. J’ai vu Pouemrê descendre la rue, seul, et se diriger vers la porte principale. J’ai suivi une route différente, qui m’a ramené à mes quartiers et à un repas du soir dont j’avais grand besoin. Je n’ai pas d’épouse, mais ma concubine et mes serviteurs se porteront garants de moi.
Plus tard, tandis que Bak se frayait un chemin le long d’une artère très passante pour se rendre à son rendez-vous avec l’officier du guet, il retourna dans son esprit sa conversation avec Houy. Le capitaine avait-il pu supprimer Pouemrê ? Il le haïssait assez pour cela, et à juste titre. Il possédait un semblant d’alibi, cependant les membres de sa maisonnée confirmeraient qu’il était rentré directement, que ce soit vrai ou non. Sa théorie sur la mort de Pouemrê était presque un écho de celle d’Ouaser, mais, par ailleurs, pour peu qu’on le presse un peu, il s’était montré raisonnablement franc. Un homme honnête, s’efforçant de brosser un portrait véridique. Peut-être.
Le lieutenant Senou présentait une si étroite ressemblance avec un singe que Bak dut dissimuler son sourire. Âgé d’une bonne quarantaine d’années, il était court et épais, avec des épaules larges, des hanches étroites et de petites jambes arquées. Des cheveux roux orangé, presque ras, se dressaient au-dessus de traits grossiers barrés par de lourds sourcils. Sa peau, trop claire pour bronzer, était mouchetée de taches de rousseur et pelait – un état sans doute permanent, imagina Bak.
— Je ne sais pas ce que le capitaine Houy t’a raconté, commença Senou. Il a tendance à oublier et à pardonner. Mais la vérité pure et simple, c’est que Pouemrê était un porc.
L’officier du guet, arguant de devoirs trop pressants et nombreux pour empiéter sur eux, avait proposé à Bak de l’accompagner pendant sa tournée d’inspection sur les remparts. Ainsi Bak se retrouva-t-il une fois de plus non en haut du vieil éperon en ruine, mais sur le nouveau mur d’enceinte qui bordait le nord de la forteresse, puis tournait vers le fleuve pour encercler la ville et la garnison. Les murs plâtrés de frais étaient d’un blanc éblouissant, les chemins de ronde parfaitement aplanis, les tours et les créneaux pas encore érodés par les vents du désert.
Malgré la chaleur, qui s’était accrue pendant les premières heures du matin, une brise fraîche atténuait le feu du soleil mais emplissait l’air de minuscules aiguilles de sable. Bak, sentant la poussière s’insinuer dans sa bouche, ses yeux, son nez et ses oreilles, rendit grâce à Amon de ne pas avoir à monter la garde sur ces murailles, comme les sentinelles.
— Houy a fait allusion à certains conflits, admit-il avec une prudente réserve, espérant inviter aux confidences.
— Des conflits ! répéta Senou avec un rire dur et cynique. Côtoyer Pouemrê, c’était devenir une victime.
— Maltraitait-il l’enfant muet qui vivait avec lui ?
— Le petit Ramosé ? Non, il était bon envers lui. Il le considérait comme son fils. Bien entendu, c’était différent.
— En quoi ? interrogea Bak, fixant l’officier avec intérêt.
Ils s’approchèrent d’une sentinelle, un grand et robuste jeune homme portant un pagne à mi-cuisse comme les officiers. Une dague et une fronde étaient accrochées à sa ceinture ; il était également armé d’une longue lance et d’un bouclier en peau de vache brun clair. Senou lui ordonna de s’arrêter. L’homme resta au garde-à-vous pendant que son chef examinait sa tenue et l’état de ses armes, avant de le renvoyer à ses devoirs.
Pendant qu’ils se dirigeaient vers la sentinelle suivante, Senou s’expliqua spontanément :
— Pouemrê s’entendait bien avec les simples mortels, les hommes et les femmes d’humble condition qui ne constituaient aucune menace et ne lui barraient pas le chemin. Ramosé le vénérait. Ce gamin aurait donné sa vie pour lui, il suffisait de les voir ensemble pour le comprendre.
Bak pria silencieusement pour qu’il n’en soit rien et que l’enfant soit encore vivant.
— Les hommes de Pouemrê le considéraient comme un remarquable officier, n’est-ce pas ?
— Et comment, qu’ils l’aimaient ! Et ils avaient bien raison, car il était brave et astucieux, avec un don naturel pour la guerre comme on en voit peu.
Senou scruta l’ouest, où les dunes ondoyantes du désert étaient voilées par une brume jaunâtre. Son regard s’attarda sur une colonne de poussière signalant l’approche d’une caravane.
— Excepté une fois, peu après son arrivée à Ouaouat, il n’a jamais perdu un homme ni une escarmouche. La troupe aimait ça. Elle en retirait un sentiment de sécurité, et une légitime fierté.
— Sans parler du butin, dit Bak en esquissant un sourire.
— Personne ne revenait les mains vides, admit Senou, se grattant la cheville du bout de son bâton. Entendons-nous bien ! Ils devaient respecter les consignes. Pouemrê n’aurait pas compromis sa précieuse réputation afin que ses hommes remplissent la caserne de leurs rapines. Ils transmettaient tous les objets de valeur, comme ils étaient censés le faire.
D’après la taille de la colonne de poussière, Bak devina que la caravane qui progressait était d’importance modeste, comme celle de Seneb.
— Je me suis laissé dire qu’il se montrait dur et inflexible, au contrôle.
Le rire bref de Senou ressemblait à un jappement.
— Il a donné une leçon d’honnêteté à plus d’un marchand. Peu passaient par lui sans s’acquitter des taxes. Si tu veux mon avis, c’est de ce côté-là qu’il faut chercher, ajouta-t-il d’un air détaché.
« Trop désinvolte, pensa Bak. Comme si Ouaser lui avait fait la leçon. »
— As-tu entendu parler d’un marchand nommé Seneb ?
Senou grimaça dédaigneusement :
— Un homme pourri jusqu’à la moelle, qui fait commerce de chair et de sang pour engraisser sur le malheur des autres, qu’ils aient deux jambes ou quatre pattes.
Bak chassa une mouche qui bourdonnait autour de son front.
— Il paraît que Pouemrê lui a rendu la vie infernale à son dernier passage.
— Oui, c’était il y a quelques mois, se rappela Senou en souriant. Malgré mon mépris envers lui, pour une fois j’ai eu envie de l’applaudir. Seneb serait encore ici, à crever de faim, probablement, si Ouaser n’avait cédé à ses supplications en renouvelant son laissez-passer afin qu’il continue son voyage en amont.
— S’est-il arrêté à Iken à son retour vers Kemet ?
Bak cherchait à obtenir confirmation des mouvements du marchand. En tant qu’officier de guet, Senou était mieux placé que quiconque pour savoir qui entrait dans la ville. Mais il tourna soudain la tête vers le policier, sur la défensive :
— Pas encore, mais ça ne tardera pas. Pourquoi m’interroges-tu au sujet de ce chien ? On l’a retrouvé dans le fleuve, lui aussi ? Je jure que je ne l’ai pas touché.
Bak ne vit rien de mal à tranquilliser l’officier. Qui sait, apprendre le sort de Seneb lui délierait peut-être la langue.
— Il a contourné Iken, d’après ses dires, et c’est à Kor que je l’ai vu pour la première fois. J’ai démantelé sa caravane et nous le tenons sous les verrous dans notre corps de garde, à Bouhen. Il comparaîtra devant le commandant Thouti, et devra répondre de toutes ses offenses contre Maât.
Senou s’arrêta devant un créneau et regarda au loin, vers les étendues désertiques.
— Quelquefois les dieux sont trop cléments et la justice tarde à venir, mais quand enfin les méchants sont mis à genoux, rien n’est plus satisfaisant.
Il se tourna et un sourire s’épanouit lentement sur ses lèvres.
— Je te remercie, lieutenant Bak, d’avoir affermi ma foi.
Bak commençait à apprécier cet homme au physique ingrat.
— Quelle action méprisable Pouemrê a-t-il commise contre toi ?
Il était gêné de profiter de ces bonnes dispositions toutes récentes, mais il n’avait pas le choix. Le temps pressait. L’officier du guet hocha la tête comme s’il comprenait et reprit sa ronde.
— À son arrivée à Iken, je n’étais pas ici, avec les sentinelles, mais à la tête de l’infanterie. Il n’a pas dissimulé qu’il briguait mon poste. Cependant, Ouaser tenait à ce qu’il débute comme officier de contrôle, afin de faire ses preuves avant de diriger des hommes dont la vie dépendrait de sa compétence.
— Sage décision.
— Pouemrê ne voyait pas la chose du même œil, marmonna Senou. Un jour, un message est arrivé de la maison royale de Ouaset, et je me suis retrouvé sur les remparts, tandis que ce porc prenait le commandement de mes hommes.
Il détourna les yeux, mais Bak eut le temps de voir son expression blessée.
— J’ai passé ma vie entière dans l’armée. J’ai affronté l’ennemi sur le champ de bataille et j’ai gravi tous les échelons, de simple soldat à lieutenant. Lui, il s’est contenté d’écrire une lettre.
— Je comprends.
Ses propres paroles lui semblèrent maladroites, mais son cœur souffrait pour cet homme victime d’une telle injustice.
— Ouaser réparera-t-il le tort qu’il a été contraint de t’infliger ?
Senou s’arrêta à une vingtaine de pas de la sentinelle, hors de portée d’oreille.
— Le jour où nous avons appris la mort de Pouemrê, il m’a dit que, sitôt après le départ du dieu, je reprendrais la tête de ma compagnie. Pour l’instant, ma tâche d’officier de guet est primordiale.
Bak lui laissa le temps d’inspecter la sentinelle avant de conclure son interrogatoire :
— J’ai besoin de savoir quand tu as vu Pouemrê pour la dernière fois, et comment tu as employé ton temps après avoir quitté la résidence.
Senou se soumit facilement à ces questions ; Bak était certain qu’il s’y attendait.
— Je me suis séparé des autres devant la résidence du commandant, et je n’ai plus posé les yeux sur Pouemrê depuis. Je suis rentré directement chez moi, dans la ville basse, où mon épouse et mes enfants attendaient mon retour.
« Encore un homme dont Pouemrê a poussé la patience à bout, pensa Bak. Encore un homme citant comme témoins des proches qui confirmeront de bon cœur tout ce qu’il voudra. »
Bak se hâtait le long de la ruelle. Il dépassa une demi-douzaine de lanciers qui s’éloignaient de la résidence et entra précipitamment à l’intérieur. Il était en retard pour l’entrevue suivante, cette fois avec le lieutenant qui dirigeait la compagnie des archers. Un scribe le dirigea vers les appartements du second étage. Bak gravit les marches quatre à quatre.
— Tu ne changeras jamais, hein ? cria une voix masculine, étrangement familière. D’abord Pouemrê, et maintenant ce serpent de Bak.
Le policier s’arrêta si brusquement qu’il manqua trébucher contre une marche.
— Qu’y puis-je, si l’on me trouve belle ? riposta Aset.
Bak avait fort peu d’estime pour ceux qui écoutaient aux portes et sa conscience le pressait de ne pas être indiscret, cependant il prêta l’oreille sans vergogne.
— Tu bois des yeux tout ce qui porte un pagne, à part moi ! reprit la voix furieuse.
— Peux-tu m’emmener loin de cette garnison, de cet endroit horrible où le soleil et la chaleur sont sans fin ? Ma peau se ridera et se changera en cuir avant que j’aie vingt ans ! Peux-tu m’offrir des domestiques et une belle maison, des jolies robes et des bijoux ?
— Tu sais bien que non !
— Alors va-t’en et laisse-moi tranquille.
— Aset ! Peu d’hommes sont assez riches pour te satisfaire.
— Pouemrê l’était, et il émane du lieutenant Bak la même assurance, née de la fortune et de la sécurité matérielle.
« Moi ? s’étonna Bak. Est-elle vraiment naïve au point de ne pas voir plus loin que les apparences ? »
— Si la richesse est tout ce que tu désires, cours-lui donc après ! dit la voix masculine, brisée par la souffrance et la colère. Donne-toi à lui ! Cela m’est parfaitement égal !
— Mais j’y compte bien. Attends un peu et tu verras !
Des pas rapides s’approchèrent de la porte. Bak bondit en arrière sur le palier pour ne pas être surpris en train d’espionner. Avant qu’il eût regagné le haut des marches, l’homme s’engouffra par la porte. Ils se cognèrent l’un contre l’autre et, le souffle coupé, tombèrent sur le seuil bras et jambes emmêlés.
— Oh non ! s’écria Aset, qui courut vers eux, stupéfaite et consternée.
Elle s’agenouilla et, sans prêter d’attention à Bak, se pencha sur l’autre, sa surprise se muant en inquiétude. Les deux hommes se redressèrent sur leur séant et se regardèrent dans les yeux. Celui avec qui Aset se querellait était Nebseni, qui était venu la chercher chez Bak la veille au soir.
— Toi ! cracha Nebseni. J’aurais dû m’en douter !
Voyant qu’il n’était pas blessé, Aset exagéra son expression d’inquiétude et se tourna vers Bak. Elle posa la main sur son bras avec un sourire plein de sollicitude.
— Comment te sens-tu ? Ce grand balourd t’a-t-il fait mal ?
Remarquant la fureur de Nebseni, Bak se remit debout et s’écarta d’elle. Il tendit la main au jeune homme dégingandé pour l’aider, mais Nebseni refusa avec un regard noir et se releva seul.
Aset se redressa elle aussi et traversa la cour d’un pas fier, droite et décidée. Des serviteurs, qui avaient observé la scène avec des yeux ronds depuis un passage donnant sur l’arrière de la maison, s’éclipsèrent en toute hâte de peur d’être remarqués. Aset s’arrêta devant un arc presque aussi haut qu’elle et un lourd carquois de cuir rempli de flèches, posés contre le mur près de la salle d’audience. Elle s’en saisit pour les apporter à Nebseni.
— Reprends tes sales affaires et sors d’ici ! lui ordonna-t-elle en les lui tendant. Je ne veux plus jamais les revoir dans cette maison, et toi non plus !
Bak maudit les dieux et Aset. C’était justement avec Nebseni qu’il était venu s’entretenir !
— Ceci est un lieu de travail autant que ton foyer, égoïste petite…
Nebseni se maîtrisa et poursuivit d’un air méprisant :
— Rassure-toi, ma douce. Je ne franchirai plus cette porte à moins d’être convoqué par ton père.
Il passa l’arc et le carquois à son épaule et se tourna vers l’escalier, mais Bak lui barra le passage.
— Je suis venu parler avec toi de la mort du lieutenant Pouemrê.
— Écarte-toi de mon chemin !
— Le commandant Ouaser m’a promis que tu répondrais à mes questions.
— Je n’ai rien à voir avec la mort de ce serpent, répondit Nebseni entre ses dents. Je ne sais pas qui l’a tué et je le déplore, car il nous a rendu service en purgeant cette garnison d’une vase plus nauséabonde que celle d’un bassin stagnant.
Bak savait qu’il s’exprimait sous le coup de la jalousie, mais que cachaient encore ses paroles ?
— Était-il aussi habile au tir à l’arc que dans l’infanterie ?
— Son maniement de l’arc était passable, tout au plus.
— Tu as eu de la chance, en ce cas. Il ne pouvait s’en prévaloir pour usurper tes fonctions.
Aset contourna Nebseni pour se placer à côté de Bak, si près qu’il sentit la chaleur de son épaule contre la sienne, la caresse de ses cheveux sur son bras. La jeune fille déclara avec la douceur du miel :
— Une légère différence distinguait les lieutenants Nebseni et Pouemrê. Le premier est un soldat dépourvu de tout ce qui rend la vie agréable ; l’autre possédait cela, mais souhaitait plutôt être un bon soldat.
En frôlant Bak et en parlant de la sorte, elle cherchait à piquer l’archer au vif. Que voulait-elle ? Les monter l’un contre l’autre ?
Nebseni feignit l’indifférence.
— Tu as parlé à Houy et à Senou. Je n’ai rien à ajouter.
D’un coup d’épaule, il poussa le policier contre Aset et dévala les marches à toute vitesse, sans un regard en arrière. La jeune fille serra le bras de Bak comme si elle avait besoin d’un soutien et leva vers lui ses grands yeux bruns, semblables à ceux d’Hathor lorsqu’elle revêt la forme d’une vache. Elle lui tendait des lèvres rouges et humides, invitant au baiser. Cependant, il lui en voulait trop d’avoir gâché cette occasion de s’entretenir avec Nebseni pour ressentir la moindre chaleur. La proximité de Ouaser n’était pas non plus pour embraser ses sens, ni la volonté affirmée d’Aset d’échapper à Iken grâce à un riche mariage.
Doucement mais fermement, il la repoussa, tourna les talons et prit le même chemin que Nebseni. Il quitta la résidence avec un soupir de soulagement et un sourire ironique. C’était bien la première fois qu’il fuyait une jolie fille.
Ce fut seulement en atteignant le portail à tourelle qu’il mesura tout ce qu’il avait appris en échangeant à peine quelques mots avec Nebseni. Le jeune officier était épris d’Aset, et fou de jalousie. D’après ce qu’il laissait entendre, elle avait encouragé les attentions de Pouemrê. Si ce n’était pas un mobile, qu’est-ce qui en était un ? Quant à Aset, avait-elle assassiné Pouemrê ? Elle pouvait avoir agi par dépit s’il la dédaignait, toutefois elle était trop frêle, et trop délicate.